Un porteur d’ombres
Je suis dans l’atelier obscur de Fabrizio Corneli. L’artiste crée un ballet de scénographies techniques : il installe des portants à projecteurs, il fixe au mur de drôles de lames métalliques découpées, il perce, il reprend tout, ça ne colle pas, il recommence tout, il cherche la bonne variation lumineuse. Et puis, brutalement, nous voilà face à une pluie des ombres ! Mélies, Murnau, Robison se sont donnés rendez-vous devant un théâtre d’ombres. F. Corneli repense le cinéma expressionniste allemand, autant que l’origine des projections menaçantes ou aimantes, pour devenir un « montreur d’ombres » fabuleux, pour reprendre le titre d’un film exceptionnel du cinéaste Robison[1]. Au-delà du spectacle, F. Corneli nous convie à quelque chose de très métaphysique dans ce surgissement d’apparition de fantômes. L’idée de la mort n’est jamais loin de ce contenu spectral d’ombres instables. F. Corneli lutte avec les ombres portées, entre mélancolie et gai savoir.
Un astronaute mélancolique. Le 25 août 2012, Neil Armstrong, le grand astronaute américain, est mort. Je regarde les images de son célèbre saut pataud sur le sol lunaire, filmé en noir et blanc, sur l’écran télévisé. Il y avait quelque chose d’irréel dans ces images, que j’avais vues quand j’étais petite en 1969. J’ai retrouvé ce sentiment d’étrangeté, dans l’atelier de Fabrizio, entre croyance à ce que je vois et scepticisme, quand un fragment de métal insignifiant s’est, comme d’un coup de baguette magique, métamorphosé en astronaute gigantesque flottant sur le mur.
J’ai quatre ans devant l’œuvre de F. Corneli.
La projection anamorphique est le mode opératoire de F. Corneli. La magie opère à partir d’un petit morceau de métal découpé inséré dans le mur perpandiculairement à sa surface, qu’un projecteur va transfigurer. Cette anamorphose de l’astronaute s’intitule Melancolia[2]. L’ombre projetée sur le mur est fabriquée à partir d’une forme géométrique issue de la célèbre gravure de Dürer Melancolia. Il s’agit d’une image mélancolique (rappelons l’étymologie : de melas, « noir » et de Kholê « bile ») créée à partir d’une ombre portée, ravivée par le principe des fantasmagories anciennes. L’artiste montre sa fascination pour les apparitions, les spectres, …les fantômes, peut-être. Un sentiment mêlé devant les œuvres de F. Corneli nous vient : nous voilà en effet, entre deux mondes, entre une jouissance enfantine du jeu, de voir tout un ensemble de bricolages, des projecteurs, une scénographie entre lumière et objets indéfinis accrochés sur le mur ou suspendus, comme dans un laboratoire scientifique, et une immersion dans la pulsion de mort. F. Corneli nous emmène ainsi dans un voyage, sinon dans le pays des morts, celui des images mortes ressuscitées.
Zona blu (Zone bleue) s’installe au Musée Granet. Un film translucide bleu est tendu, percé d’une ouverture qui permettra une traversée dans la couleur, pour accéder à la vision de l’ombre de l’astronaute seul, flottant sur le mur. Melancolia ou comment l’image devient événement.
F. Corneli parle de l’ « ange triste » de la gravure de Dürer : « dans mon travail, la figure de l’astronaute porte la même charge : mon ange triste est aussi seul dans l’espace. » L’idée est similaire d’ailleurs dans une autre de ses œuvres Human E.T..
L’ombre n’est pas pensable sans la question du double. Image qui sépare l’autre et le même. L’ombre, malgré les trouvailles démystifiantes par la géométrie et l’astronomie, perd de sa rationalité immédiatement. Elle existe dans le monde de la métaphysique, voire la mystique, et certains artistes continuent la lutte ancestrale avec les ombres pour les obliger à parler.
Faire parler les ombres ?
De quoi nous parle F. Corneli avec ses ombres portées?
Il nous faut reprendre quelques pistes avant de commencer.
Comme des restes de « luciferi ». Quand l’artiste se prend pour un savant fou, pour un chercheur capable de ressusciter le vivant autrement, on assiste à un spectacle quasi secret d’apparitions qui vont remplir un espace. Remplir un espace avec des ombres. C’est la découverte de l’expressionnisme au cinéma et dans la littérature, d’Andersen, dans son célèbre conte L’ombre[3]. Une ombre autonome se désolidarise du corps d’un savant, pour se substituer à lui, et avoir sa peau, finalement. Elle court, l’ombre du savant, au début du conte, pour aller voir la poésie qui siège dans un appartement en face de chez lui. Elle se sauve et prendra le pouvoir. Tanizaki Junichiro[4] fait l’éloge de l’ombre, la pensant dans l’épaisseur, (« des épaisseurs d’ombres ») dans son traité sur l’esthétique japonaise et questionne la place de la métaphore de l’ombre dans la culture orientale. Pascal Quignard[5] les pense errantes, rendant la question du personnage, cruciale : « Où sont les ombres ? ».
Les ombres ont leur mot à dire. Elles portent naturellement la lumière en elles-mêmes.
Si elles anticipent le destin chez Murnau[6], en annonçant la morsure du vampire, dans la menace. Elles peuvent aussi intervenir pour créer une alerte : Robison dans son film Le montreur d’ombres, projette une ombre sur le mari, la femme et son amant réunis. Les deux hommes touchaient à distance la femme en même temps dans la projection. L’ombre existe pour empêcher le drame : elle porte le conditionnel.
L’espace réel prend vie. Deleuze parle d’une potentialisation d’un espace par une image – ombre. Quand la lumière s’éteint, il ne reste plus rien, l’image n’est pas fixe sur la paroi solide. Nous savons depuis Duchamp que « les porteurs d’ombre travaillent dans l’infra-mince ».
F.Corneli s’engage dans toute son œuvre à détraquer l’espace pour en faire un micro-récit, le récit d’apparitions. C’est la lumière qui crée l’œuvre, de jour comme de nuit, dedans comme dehors. Monde dématérialisé, le monde de Fabrizio est peuplé d’images comme des pensées qui surgissent. Les images-ombres (un visage de femme, un dragon chinois, une déesse hindou, un homme-ange) apparaissent sur un mur intérieur. Les aplats de couleurs se projettent sur les murs suivant les lumières utilisées, et suivant aussi les alambics corrigés de leur fonction initiale. F. Corneli éclaire un tube à essai rempli de liquides superposables et les couleurs deviennent les échos visuels du dispositif d’un faux scientifique. La phrase Just now for ever,[7] l’anagramme AMA[8] apparaissent dans la rue sur un mur. Ils deviennent des énoncés, des haïkus ou des condensés de pensée.
A l’ombre de l’amour. L’amour à l’ombre. Deux globes terrestres sont suspendus comme deux boules de Noël. A moins que ce ne soit deux pendules de magnétiseur ? Voilà deux planisphères Mappamondi rosso blu (2012) qui reprennent la lutte énigmatique du double en se projetant sur le mur, l’une, blanche et rouge, l’autre, bleu et blanche. Une rencontre entre deux mondes qui pourrait se conclure dans l’amour ? Les œuvres de F. Corneli sont par définition non stables, comme les ombres. Comme au cirque, les images font leur numéro, les malignes, créent des figures ensorcelantes. En redéfinissant la métaphore de l’ombre, Fabrizio déséquilibre le réel, désagrège les clichés, en les déplaçant du côté de la surprise et de la poésie. Avec les ombres, la vérité n’existe pas, elle devient piège à lumière. Les planisphères dans l’embrassade. Deux mondes qui s’aiment. L’idéal, ou le réel conditionnel ?
Dire oui aux baisers d’ombres ! L’amour est au coeur de cette affaire ! Bien sûr ! Le sujet s’est effacé depuis que la jeune fille du potier de Corinthe, Dibutades de Sicycone, s’est mis dans la tête de vouloir conserver l’image de son amant. Tout commence par des histoires de disparition. Elle tient dans une main la flamme, l’autre le crayon pour inscrire la ligne que trace l’ombre de son amant sur le mur. Elle est atteinte, dit Pascal Quignard, de desiderium. Elle désire continuer à voir quelqu’un qui n’est pas là. Se souvenir de l’absent. La jeune fille voit « absent » celui qu’elle aime. Elle anticipe son départ dans son dessin sur le mur. L’Amour divin s’empare également de cette présence de l’Invisible dans l’Ombre, l’Ombre majuscule, celle de Dieu, une ombre protectrice, aimante, enveloppante, contraire à la menace : « (….) Un souffle saint viendra sur toi et une force du Très-Haut te couvrira de son ombre (… ) » (Les Evangiles selon Saint Luc)[9].
L’image du corps fait partie prenante actuellement de la médiaculture et des valeurs créées par des icônes. F. Corneli la pense comme projections, images vacillantes entre visible et invisible, présence et absence. Planes de profondeur, l’artiste laisse les ombres, sur le seuil. A la porte. Ce qui se voit, ne se voit pas. Les mécanismes expérimentaux de projection visibles ne correspondent jamais aux ombres proposées. Les ombres ne rendent pas présent l’absent en tant que tel. L’image devient absolument acte. Elle s’altère en magie. La seule manière de faire exister l’absent ne peut venir que de manière détournée : véritable séance de passe-passe dans l’œuvre de F. Corneli.
Fin de la fantaisie : Fabrizio Corneli ne dresse ni les ours, ni les lions, ni les éléphants, ni les otaries, ni les puces : il est montreur d’ombres
Diane Watteau
[1] A. Robison, Le montreur d’ombres (Shätten), 1923, 1h34mn, film, N&B.
[2] Melancolia, 2011, alluminio lucidato e saldato, alogena, ombre e riflessi. Alt.cm.100, dim. proiezione variabili.
[3] H. C. Andersen, « L’ombre » in Contes d’Andersen, trad.. D. Soldi, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1876
[4] J. Tanizaki, Éloge de l’ombre, éd. Publications orientalistes de France, Paris, 1977
[5] P. Quignard, Les Ombres errantes, Paris, Grasset, 2002.
[6] F. W. Murnau, Nosferatu le vampire, film, N&B, muet, 94mn, 1922
[7] JUST NOW FOR EVER, 2007, alluminio, lampada a ioduri metallici, ombre, dim.cm.250×450, installazione permanente, Colonia
[8] AMA, 2011, ottone specchiante dorato, lampada HIT, riflessi, ombre, Dim.cm.90×260. Archäologisches Museum Frankfurt, Frankfurt am Main.